Interview de Polper

« Je sortais de l’École d’art de La Chaux-de-Fonds diplômé en bijouterie. J’ai travaillé dans ce métier durant trois ans, puis ce fut le chômage. Au début de 1932, avec 100 francs en poche, j’eus la chance de partir à Paris, invité à partager l’atelier du graphiste chaux-de-fonnier Pierre Kramer.

 

J’ai beaucoup aimé le cinéma et j’y allais énormément. Je me souviens des premiers Ben Hur, des Misérables. Vu notre jeune âge, nous adorions Harry Piel, qui était un bon « casse-gueule », comme on disait, sympathique. On s’imaginait un peu que c’était nous qui réalisions ses exploits. Comme avec Douglas Fairbanks, ou Tom Mix.

 

J’admirais Grock et je lui avais écrit que la maison Sofar, qui avait produit son film de 1931, avait fait des affiches indignes de lui. A Paris, nous allions souvent au fameux cirque Médrano. Grock y passait et je suis allé le trouver avec un projet d’affiche qu’il a tout de suite accepté. Il m’en a commandé une seconde, conçue selon la même idée - Grock et Adrien Wettach - mais en pied. Grock m’autorisa à m’intituler son dessinateur officiel. Il aura ainsi marqué ma vie, ma carrière d’artiste...

 

Avant de partir à Paris, j’avais déjà monté un petit numéro de clown. Puis je me suis perfectionné avec mon frère, qui faisait le clown blanc. J’ai repris cela avec ma femme, Lyl, et je compte aujourd’hui, après quarante ans d’enseignement, cinquante ans de scène !

 

C’était donc le cirque qui m’intéressait en tout premier lieu. J’avais fait un projet pour Boulicot qui passait à l’Empire, grand music-hall géré par Hayot, un ami intime du célèbre Stavisky. Je fus engagé sur sa recommandation par le chef de presse de Pathé Natan, rue Francoeur, pour exécuter des dessins de clichés publicitaires paraissant dans L’Intran, Paris-Soir, etc.

 

Je dessinais souvent des croquis d’artistes, surtout au théâtre et au cirque. J’avais une certaine manière de simplifier, une technique très sobre. On disait alors que l’affiche devait foutre un coup de poing dans l’oeil. J’ai d’ailleurs toujours aimé travailler avec des couleurs vives et contrastées.

 

Pour placer mes affiches, je faisais du porte à porte. Comme je pensais que ceux qui pouvaient m’acheter une affiche devaient la voir réellement, je leur soumettais non pas des esquisses, mais une maquette au format. J’ai pu travailler ainsi pour Gaumont, Etoile Film, de Venloo, Braunberger, Richebé.  »L’affiche de Fanny, c’est carrément un tableau : le vieux port de Marseille devant lequel les quatre personnages se détachent. Le bouillant Raimu sort de la fenêtre. II apprend que Marius est parti, et à ce moment deux hommes sont concernés : Panisse et Marius, qui encadrent bien le vieux père César. Et Fanny, qui est très grande en-dessus et qui les domine tous. Même le voile est concerté : il arrive vers Marius, pas vers Panisse. Tous les éléments y sont. Elle est un peu psychologique, cette affiche. Je l’aime particulièrement.  »Rentré à La Chaux-de-Fonds, j’ai exposé tous mes travaux dans les deux grandes salles du Musée des Beaux-arts. Une exposition particulière, puisque parmi les quelque 200 pièces exposées, il n’y avait rien à vendre et que l’entrée était gratuite...

 

Nous étions sortis de l’Ecole d’art forts de la culture artistique prodiguée en particulier par deux professeurs de modelage, un anarchiste qui nous a un peu marqués du côté gauche, Huguenin du Mitan, et un grand maître de la sculpture, Léon Perrin. Sachant que je dessinais très bien, l’administrateur de l’Imprimerie coopérative, M. Hertig, m’avait demandé si je pouvais faire une affiche pour Paul Graber, candidat du peuple au Conseil d’Etat. Et là, tour de force, en une nuit je livrai l’affiche. Il fallait la tailler dans le lino, car les moyens matériels étaient limités. J’ai fait selon la même technique, qui oblige à utiliser deux couleurs au maximum, le grand Charles Naine et Votez Bleu.

 

A mon retour de Paris, j’ai réalisé encore quelques affiches, pour la Coop, pour le journal La Sentinelle et pour la 4me Fête de l’Union suisse des musiques ouvrières. Cette dernière a été interdite dans le canton de Fribourg du fait qu’il y figurait carrément dans le ciel le drapeau rouge, que j’avais répété sur une Maison du Peuple bien visible, se détachant avec la cathédrale à l’arrière-plan.

 

Après l’exposition du Musée des Beaux-Arts, je montais un duo de clowns avec mon frère - Polper et Tonty - et je terminais le spectacle par des caricatures express. Comme je dessinais le pacte à quatre - Hitler, Mussolini, Chamberlain et Daladier - et que j’avais travaillé déjà pour le Parti socialiste, des syndicalistes m’ont demandé si je voulais faire des caricatures dans leurs journaux contre le fascisme naissant en Suisse. J’acceptai avec joie. On me conseilla de prendre un pseudonyme et je signais Sèvu. Je dessinais toujours un petit oiseau au-dessus de la signature. Quand c’était gai, il chantait, quand c’était triste, il faisait ses petites crottes. »

 

Propos recueillis par Roland Cosandey et Jean Perret

 

Les expositions sont visibles jusqu’au 14 septembre. Au Musée historique de l’Ancien Evêché : littérature, musique, radio, théâtre, festival, cinéma. Au Musée des Arts décoratifs : architecture, urbanisme, céramique. Au Musée cantonal des Beaux-Arts : peinture, sculpture, art religieux. Au Musée de l’Élysée : photographie.

 

Source : Construire, numéro 25 du 18 juin 1986