La passion de Grosbéty

Il fulminait contre l’étroitesse d’esprit de ses concitoyens mais ne pouvait partir.

 

Testament en couleurs d’un peintre loclois au verbe clair.

 

Le coup de l’atelier ! Elle aidait à la boulangerie, il était peintre et la taquinait en achetant ses brioches. « Vous voulez voir mes tableaux ? » Elle avait suivi, séduite et anxieuse, ce beau gars à voix de ténor et à la réputation de coureur de jupons - « s’il m’embrasse, je le gifle ». Il n’avait pas essayé, curieux plutôt de voir comment elle réagissait à ces toiles abstraites qui faisaient ricaner la bonne société locloise. Novice, elle avait eu la réponse du coeur et ses yeux à lui avaient brillé : « C’est ça que je veux qu’on me dise : - « Ça me touche ou ça ne me touche pas. »

 

Des décennies plus tard, sa femme n’oublie rien de ce compagnon mort l’automne dernier, à l’âge de 82 ans, dans une indifférence polie. Elle est toute surprise d’apprendre que l’anecdote de la visite d’atelier a été vécue de façon presque identique par une autre jeune fille bien élevée, qui devait devenir la femme d’un certain Picasso...

 

La coïncidence aurait peut-être amusé Philippe Grosbéty, lui qui souffrit d’être si peu compris mais aimait tant la liberté décapante de l’art moderne. Il fut un bon peintre, il aurait pu devenir un grand peintre s’il avait subi moins de coups de poisse, s’il avait pu couper les ponts avec cette ville-village du Locle où un imbécile fit même un jour voler en éclats la vitrine où étaient exposées ses oeuvres. « IIs ne vont pas loin », rageait Grosbéty. Mais lui ne parvenait pas à s’éloigner d’eux : « Ce sont quand même de bons types », ajoutait-il après un instant. Tragédie d’un artiste trop attaché à sa terre.

 

Toujours mue par l’instinct, sa femme se bat pour la mémoire de cette oeuvre qu’elle couve dans l’atelier de Grosbéty, coin de rêve intouché - avec pipes, piles de bouquins et fauteuil pour le chat - dans un locatif de la rue de l’Hôtel-de-Ville.

 

Et des toiles par dizaines, que l’on remue avec un sentiment croissant d’adhésion et où s’affirme le dilemme de Grosbéty. Prenez les formes : leur géométrie nette, sûre, dit le jaillissement de la force vitale. La verticalité y est insoente comme un sexe ; des aplats traités en pâte généreuse s’affrontent autour d’une spirale en vibration. « En art, c’est retrancher qu’il faut, non ajouter », notait le peintre sur un de ses nombreux carnets. Le dépouillement des toiles traduit cette quête de l’essence même des choses, ce rejet superbe, intransigeant, d’un sentimentalisme facile.

 

Prenez les couleurs : voilà qu’une tout autre musique emplit l’atelier. Grosbéty y exprime ses racines, l’accord intime qui le lie à un lieu. Le mariage de bruns, jaunes pâles et de gris-bleu, de choix de pastels en mineur chante en sourdine le blues des montagnes jurassiennes. Un chant très personnel, d’une délicatesse extrême, où claque parfois le cri rouge de la révolte.

 

Ce contraste entre la vigueur presque pamphlétaire du trait et la subtile retenue des teintes crée incontestablement une signature. Celle de Grosbéty reste pourtant méconnue dans son propre canton : quelques rares expos, deux toiles acquises par le Musée cantonal ; c’est maigre pour ce peintre attachant, qui pouvait disserter des heures sur Cendrars - son écrivain préféré - au Café des Trois-Rois, rendait la générosité au carré et explosait en saintes colères sur des questions de principe. Entier, donc solitaire. « Le client ne compte pas, écrivait-il, l’oeuvre, voilà ce qui compte. Et puis c’est aussi quelque chose de pouvoir dire merde aux cons. »

 

Si, par la fenêtre de son atelier, Grosbéty pouvait voir aujourd’hui les couleurs dont on a repeint certaines maisons du quartier, il piquerait un légitime coup de sang. Exposer ses toiles, ce serait - en plus d’un légitime hommage - faire oeuvre éducative auprès des ignares qui défigurent sa ville.

 

Jean-Claude Péclet, 20 avril 1989, L’Hebdo, rubrique culture p. 103

 

« L’impartial », 26 août 1998