Le vide autour de soi, de la peinture partout
Philippe Grosbéty (1905-1988) est révélé au public plus de dix ans après sa mort.
Un peu provocateur, un peu anar, insatisfait, révolté. Mais peintre : Beaucoup. Jusqu’à près de 80 ans. Dans la solitude de son atelier où il a entassé une quantité incroyable de peintures que personne, jamais, n’avait vues. Lorsque de rares visiteurs y faisaient irruption, le tableau en cours d’exécution était retourné sur le chevalet.
Si l’oeuvre ignorée de Philippe Grosbéty est aujourd’hui exposée à Neuchâtel, on le doit à la pugnacité de sa femme qui a su convaincre et ouvrir les portes du musée pour qu’enfin le travail d’une vie soit mis en lumière. Mais ni au Locle, ville du peintre qui n’a pas su le reconnaître, ni à La Chaux-de-Fonds, ville qui l’a accueilli cinq fois à sa Biennale entre 1966 et 1974, mais lui a refusé l’achat d’une oeuvre. Un camouflet pour Grosbéty, personnage entier s’il en fut, qui n’y mit plus les pieds, préférant contenir sa rage et poursuivre en solitaire, sous l’avertissement - ou peut être le dopant - signé Brancusi et épinglé dans l’atelier : « Le client ne compte pas. L’oeuvre, voilà ce qui compte ; l’œuvre, réalisée pour soi. »
Une oeuvre diverse mais trop peu abondante lorsque Bernheim Jeune à Paris s’y intéressa pour une exposition, cohérente dans son cheminement qui va de la figuration à la plénitude de formes géométriques poétiques, passant de chromatismes violents, comme les coups de spatule des débuts, à des aplats sonores sereins et subtils.
Comme nombre de ses contemporains, Philippe Grosbéty, autodidacte, a digéré le post impressionnisme et le fauvisme pour se nourrir à l’abstraction, à la peinture seule. Et comme nombre de ses contemporains, il a subi des influences, de Van Gogh à Jean Arp, en passant par l’avant-garde russe. Où il a butiné, afin de féconder ses propres idées.
Des idées qui ont plu à un nombre restreint de collectionneurs durant la première période, celle de la figuration, inaugurée par un Christ, poursuivie par une série de portraits - dont le très beau « Théo » (1932) et le très sombre et inquiétant « Autoportrait » des mêmes années, représentation d’un homme qui, sa vie durant, condamnera « la bêtise humaine » et qui avait formulé, devant son « Ecce homo », « Voici l’homme, il dégueule la vie ».
A l’évidence, et les rares personnes qui s’en souviennent tant ses expositions furent des exceptions, le citoyen n’était pas tendre envers ses semblables et la vie n’a pas été tendre avec lui.
EL pourtant, il en reste des dessins au crayon d’une limpide clarté, des caricatures croquées à une table de bistrot remarquables et des peintures, en petits formats en raison de l’exiguïté de l’atelier, qui peuvent trouver une place dans l’histoire de l’art suisse. Des tableaux réalisés dans la colère et la conviction du peintre qui en voulait, envers et contre tout et tous.
Deux salles présentent Grosbéty paysagiste, une « Gare du Locle » nocturne de 1943 retient l’attention ainsi qu’une ravissante petite maison enserrée dans une courbe du chemin, oeuvre qui fait penser à Soutine. Une « Bouteille de vin » dé 1950, « Les deux pots » (vers 1980), annoncent les compositions qui suivront, en deux ou trois tonalités et de plus en plus simples dans les formes. Désormais, on a affaire à des « compositions » ou « figures », dans une constante recherche d’équilibre sonore et formel sur l’espace pictural. Figures symboliques comme « Pétrole », puits prétexte à une tache rouge stridente sur fond noir, ou « Le chevalet », vert et jaune s’interpénétrant sur la toile. Figure graphique très réussie dans la composition parfaitement équilibrée en noir et bleu sur fond beige (vers 1980 ?) qui n’est pas sans rappeler l’art d’un Claude Loewer.
Grosbéty est allé loin dans l’abstraction, aux portes de la monochromie en rouge ou en noir. Il est grand temps de s’arrêter sur son travail. / SOG
L’Impartial, 17 février 2000
Neuchâtel, Musée d’art et d’histoire, jusqu’au 30 avril 2000.
Monographie de Rose-Marie Comte, éd. Gilles Attinger.