Polper, dessinateur officiel du célèbre clown Grock
GROCK PAR POLPER
Note de swissart : "Grock" est le nom d’artiste d’Adrien Wettach
Il est particulièrement intéressant, pour nous Chaux-de-Fonniers, de relever que le livre qui vient de sortir de presse se termine par une longue et sympathique évocation due à la plume de Polper, professeur en notre ville, dessinateur… et clown à ses heures.
De façon alerte, il décrit « Le Grock que j’ai connu »... et la façon dont, à Paris, il approcha pour la première fois l’artiste pour lequel il avait une profonde admiration, qui se mua d’ailleurs bien vite en amitié réciproque.
C’était en 1931, et Polper se souvient :
« En même temps ou presque qu’il dictait les premiers fragments de ses mémoires à son ami Edouard Behrens, Grosso se lançait dans une aventure cinématographique. Avec son acolyte Max van Embden, il est en effet le génial protagoniste d’un film intitulé, « Grock, la vie d’un grand artiste », produit par une firme berlinoise. Il a alors cinquante-et-un ans, est en pleine forme physique et, croit-il, à l’apogée de sa gloire.
Cette année-là, je n’étais qu’un jeune homme frais émoulu de l’École d’Art de la Métropole horlogère. Plein, d’admiration respectueuse pour notre illustre compatriote, je me permis cependant de lui écrire pour lui dire que les affiches de son film étaient indignes de sa renommée. De Bâle, où il était en tournée, il me répondit qu’il incombait à la Société de distribution du film de s’occuper de ces questions. Il ajoutait qu’il conservait néanmoins mon adresse.
Grock dessiné par Polper
En 1931 toujours, Grock fit une rentrée mémorable au Cirque Médrano. A cette occasion, j’eus enfin la joie de faire sa connaissance. L’approcher n’avait pas été aisé. Longtemps, mon projet d’affiche sous le bras, je me tins timidement et prudemment près de la porte d’entrée de sa loge. La représentation était terminée, mais, à l’évidence, pas pour chacun, puisque, tout en se démaquillant, le clown passait un savon retentissant à son beau-frère qui lui avait donné la réplique.
« Et vous, que voulez-vous ? » hurla-t-il soudain dans ma direction.
« Monsieur Grock, je m’excuse, répondis-je du mieux que je pus, c’est moi qui vous ai écrit au sujet des affiches de votre film. Ces affiches, vous disais-je, ne sont pas bonnes. Alors, j’en ai créé une. La voici. »
Il y eut, lors du déballage, un réel mouvement de curiosité, puis du silence parce que chacun attendait que le principal intéressé s’exprime. Cela ne dura guère.
« Votre idée de me représenter à la fois en grand manteau et en frac me séduit, je ne vous le cache pas. En ce qui me concerne, cependant, je ne pense pas avoir besoin de publicité. Où que je me produise, la publicité se fait d’elle-même. Il suffit que quelques personnes soient au courant pour que, bientôt, dans toute la ville, il ne soit question que de l’arrivée de Grock. »
Après un moment de réflexion, il continua :
« Je vais faire une exception pour vous, parce que vous m’avez saisi avec une ressemblance qui m’épate. Mais dites-moi, mon cher, où avec-vous donc appris à si bien dessiner ? »
« A l’École d’Art de La Chaux-de-Fonds, Monsieur Grock, que je viens de quitter. Vous n’ignorez pas que là haut, c’est la grande crise. »
Se tournant vers sa mère, aimable bout de femme aux cheveux blancs, Grock, de son plus pur accent jurassien, lui confia : « Tu vois, maman, il n’y a pas que des imbéciles à la Tschaux ! »
Sa manière de prononcer « La Tschaux » m’étonna et me réjouit. »...
Polper - dont plusieurs dessins ornent ce livre - rappelle encore maints autres souvenirs savoureux de ses rencontres avec Grock, et notamment à la fin de sa carrière, lorsqu’il put réaliser son rêve et posséder son propre cirque.
Tout cela est plaisant, plein de vie, plein d’imprévu aussi, et tous ceux qui ont applaudi le grand comique helvétique liront avec un intérêt sans cesse renouvelé ce livre qu’on a eu l’excellente idée de rééditer et de compléter de si heureuse façon. Et ceux aussi, assez rares, qui eurent le privilège d’approcher le grand clown et de passer quelques heures en sa compagnie, le retrouveront parfaitement décrit « en civil » et en vrai bon Jurassien par Polper...
Source : L’Impartial, 20 novembre 1980, Jec.
Livres
GROCK, PAR LUI MÊME
Agé d’une cinquantaine d’années, considéré dans le monde entier comme le plus grand clown de tous les temps, Grock écrit (ou peut-être dicte) ses mémoires.
Mis en forme par l’écrivain Eduard Behrens, ils paraissent sous le nom d’Adrien Wettach, en allemand, chez un éditeur de Munich. Les éditions du Pré-Carré viennent d’en republier l’adaptation française sous le titre : Grock raconté par Grock (collection « Jurassien »).
Un pensum ?
Ces mémoires, Grock les a écrits comme un pensum. L’éditeur voulait 70.000 mots. Grock n’a pas l’intention d’en livrer un de plus ; pas un de moins non plus : « Je suis sans pitié pour tout ce qui touche aux affaires ; le poing toujours sous le nez de l’adversaire, mais je suis correct, correct jusqu’aux points sur les i... » Quelle âpreté en affaires ! « Ne jamais laisser voir qu’on a besoin d’argent ! Se faire offrir des cents et des mille, sans broncher. Ne jamais montrer qu’on est dans le besoin, qu’on est pauvre. Le monde n’aime pas l’indigence ,i parce qu’elle le trouble. Même quand j’avais faim à ne plus pouvoir me tenir debout, je faisais quand même semblant d’avoir le monde dans ma poche. » Ailleurs : « Il faut savoir bluffer au bon moment. J’ai connu des clowns qui valaient autant, sinon plus que moi, mais je n’en ai connu aucun qui ait su s’y prendre. Et ça, c’est l’essentiel. ».
Sous le titre : Le Grock que j’ai connu, Polper, dessinateur officiel du clown jurassien, raconte entre autres que lorsqu’il lui a soumis sa première facture (pour une fort belle affiche), la réaction de Grock fut très vive : « Ah ! non, mon vieux, vous exagérez. Comme je vous l’ai expliqué lors de notre entretien, bien des artistes se contenteraient d’avoir leur nom à côté du mien…. » Polper réplique qu’il a suivi à la lettre les conseils de Grock lui-même. Et notre Harpagon de répondre. « C’est juste, mais pas à moi... » ; et Polper dut réduire son prix.
Débuts difficiles
Un tel amour de l’argent s’explique en partie par les années de pauvreté, de misère quelquefois, qu’a connues au début de sa carrière le jeune Adrien Wettach, fils d’un aubergiste malchanceux qui a promené sa famille dans tout le Jura, qui faisait faillite sur faillite.
Mais quels souvenirs heureux le clown a gardés de son enfance, de ses débuts d’amuseur quand le public se composait de la clientèle de son père, ou des badauds biennois pour lesquels, funambule d’occasion, il faillit s’écraser sur les pavés d’une place. Homme-serpent, acrobate, musicien (quoiqu’il n’ait pris que neuf leçons de piano et neuf de violon, en tant et pour tout). Il ne connaîtra un début de célébrité qu’après avoir fait, pour vivre, tous les métiers : « J’ai été valet d’écurie, agriculteur, garçon de café ; cuisinier, plongeur, commis-vendeur, accordeur de piano, compositeur, violoniste, pianiste, chef d’orchestre, jodleur... » et la liste est loin d’être complète car il a aussi enseigné le français en Hongrie, réparé des montres, tenu la caisse d’un cirque...
Une vocation
Mais enfin, c’est l’histoire d’une vocation qu’il raconte dans ses savoureux mémoires. Si son orgueuil est sans limite, il n’oublie jamais ses origines : « Je suis Suisse. J’ai trois patries. Je suis chez moi, là où on pense et parle allemand. Je suis chez moi, là où ou pense et parle français. Je suis chez moi, là où on pense et parle italien. » Il n’oublie pas non plus ce qu’il doit à ses partenaires, à Brick rencontré à Nîmes et dont l’ancien partenaire s’appelait Brock, ce qui lui fit choisir le nom de Grock ; au grand clown Antonet qui fut son véritable maître et dont il écrit : « Je fus le bourgeon éclos sous le soleil d’Antonet. Le jour où j’ai fait sa connaissance est, du point de vue de mon métier, le jour le plus important de ma vie » ; à Max van Emden enfin, qui vit actuellement à Genève.
Travailler comme un forcené
Dans l’excellente introduction qu’il donne à Grock raconté par Grock, Pierre-Olivier Walzer nous rappelle qu’« on s’imagine trop aisément que, pour devenir clown, il suffit d’avoir un visage enfariné, une gueule fendue jusqu’aux oreilles, un sourire vaste « comme un parapluie d’escouade », et des pantalons flottants. Or pour devenir un clown acclamé, la règle est la même que pour toute autre réussite : il faut travailler comme un forcené. C’est ce que comprit très tôt notre Grock, et ses mémoires ne sont que le récit de cette rude ascension de l’obscurité à la gloire. » Une telle ascension comporte maints échecs, dont Grock a su chaque fois tirer la leçon. Elle prend appui sur le courage, moral bien sûr, mais physique aussi : au Wintergarden de Berlin, en 1911, sur le point d’être amputé d’un bras à la suite d’un empoisonnement, Grock fait quand même son numéro : « Pour étourdir mes douleurs folles, j’improvisai des cabrioles invraisemblables. Je sentais ma raison s’en aller à force de souffrance, le public perdait la sienne à force d’enthousiasme. Mon numéro à peine achevé, le sang trop longtemps contenu gicla à travers le pansement. Je m’élançai dans la coulisse en beuglant comme un taureau blessé. » A propos de taureau, il faut lire le récit de cette corrida imposée par leur public espagnol à Grock et à Antonet, où l’ancien vacher du Jura faillit mourir percé par les cornes d’un animal furieux.
On peut prédire à Grock raconté par Grock le succès le plus mérité, car il nous en apprend beaucoup sur celui qui déclare fièrement, parce qu’on en a donné la preuve : « Un bon clown peut aujourd’hui atteindre au même niveau artistique qu’un grand acteur ». (SPS)
Source : L’Impartial, 20 novembre 1980, Roger-Louis Junod
LITTÉRATURE
Pour le centenaire de Grock
Les Editions du Pré-Carré, à Porrentruy, s’apprêtent, pour marquer le centenaire de la naissance d’Adrien Wettach, mondialement connu sous le nom de Grock, à faire paraître, dans une présentation nouvelle, les souvenirs du génial clown du Jura bernois. L’ouvrage, quatrième de la collection « Jurasssica », comprendra - outre une riche illustration, dont deux documents en couleurs - une préface de Pierre-Olivier Walzer, ainsi qu’une postface due au « dessinateur officiel » de Grock, Polper (Paul Perrenoud). On peut y souscrire dès maintenant (voir l’annonce paraissant aujourd’hui même dans nos pages publicitaires). Les éditeurs nous ont autorisés à reproduire, non seulement deux fragments du texte de Grock ayant un rapport direct avec Bienne, mais aussi, en publication préoriginale, quelques passages de la postface inédite et quelques-uns des documents qu’ils ont rassemblés. Nous leur en savons vivement gré.
Source : Journal du Jura, 29 août 1980
LE GROCK QUE J’AI CONNU
Interview de Polper, le dessinateur officiel de Grock
Pour mesurer l’envergure du personnage, il s’agit de rappeler que les clowns qui l’avaient précédé (les Cavallini, par exemple, ou tous ceux qui participaient aux tournées da Cirque Knie), nous avaient habitués aux entrées classiques du genre, lesquelles excluaient toutes recherches personnalisées. Or, ce qui frappe chez Grock, dès ses débuts, c’est précisément sa capacité d’inventer, son besoin d’innover, d’où l’originalité de son numéro. Même lors de l’exécution d’acrobaties périlleuses, sa personnalité éclate et rayonne et tout, chez lui, captive et suscite la sympathie : ses deux costumes contrastés, son crâne brillant et rasé, ses yeux malicieux, sa bouche expressive si savamment grimée. Et quel musicien hors pair ! Il est assez habile pour tirer une jolie mélodie des seules doubles cordes d’un minuscule violon, puis il joue en virtuose du saxo soprano, à quoi succède l’air du deuxième acte de la « Traviata » interprété sur la concertina anglaise.
Ces airs, Grock les restitue avec une émotion mêlée de ravissement. N’oublions pas qu’il fut l’unique Clown au monde à savoir extraire d’un piano une multitude de trouvailles aussi joyeuses ! En plus de ces apports musicaux, il y a le dialogue qu’il échange avec son partenaire, un dialogue savoureux, d’un humour typiquement jurassien. Ces qualités firent de lui, durant un demi-pièce, un clown internationalement reconnu comme le meilleur.
En 1931, en même temps ou presque qu’il dictait les premiers fragments de ses mémoires à son ami Édouard Behrens, Grock se lançait dans une aventure cinématographique. Avec son acolyte Max van Embden, il est en effet le génial protagoniste d’un film intitulé « Grock, la vie d’un grand artiste », produit par une firme berlinoise. Il a alors 51 ans, est en pleine forme physique et, croit-il, à l’apogée de sa gloire.
Cette année-là, je n’étais qu’un jeune homme frais émoulu de l’Ecole d’art de la Métropole horlogère. Plein d’admiration respectueuse pour notre illustre compatriote, je me permis cependant de lui écrire pour lui dire que les affiches de son film étaient indignes de sa renommée. De Bâle, où il était en tournée, il me répondit qu’il incombait à la Société de distribution du film de s’occuper de ces questions. Il ajoutait qu’il conservait néanmoins mon adresse.
En 1931 toujours, Grock fit une rentrée mémorable au Cirque Médrano. A cette occasion, j’eus enfin la joie de faire sa connaissance. L’approcher n’avait pas été aisé. Longtemps, mon projet d’affiche sous le bras, je me tins timidement et prudemment près de la porte d’entrée de sa loge. La représentation était terminée, mais, à l’évidence, pas pour chacun, puisque, tout en se démaquillant, le clown passait un savon retentissant à son beau-frère qui lui avait donné la réplique.
« Et vous, que voulez-vous ? » hurla-t-il soudain dans ma direction. - Monsieur Grock, je m’excuse, répondis-je du mieux que je pu, c’est moi qui vous ai écrit au sujet des affiches de votre film. Ces affiches, vous disais-je, ne sont pas bonnes. Alors, j’en ai créé une. La voici. »
Il y eut, lors du déballage, un réel mouvement de curiosité, puis du silence parce que chacun attendait que le principal intéressé s’exprime. Cela ne dura guère.
« Votre idée de me représenter à la fois en grand manteau et en frac me séduit, je ne vous le cache pas. En ce qui me concerne, cependant, je ne pense pas avoir besoin de publicité. Où que je me produise, la publicité se fait d’elle-même. Il suffit que quelques personnes soient au parfum pour que, bientôt, dans toute la ville, il ne soit question que de l’arrivée de Grock. »
Après un moment de réflexion, il continua :
« Je vais faire une exception pour vous, parce que vous m’avez saisi avec une ressemblance qui m’épate. Mais dites-moi, mon cher, où avez-vous donc appris à si bien dessiner ? »
« A l’École d’art de La Chaux-de-Fonds, Monsieur Grock, que je viens de quitter. Vous n’ignorez pas que là-haut, c’est la grande crise. » Se tournant vers sa mère, aimable bout de femme aux cheveux blancs, Grock, de son plus pur accent jurassien, lui confia :
« Tu vois, maman, il n’y a pas que des imbéciles à la Tschaux ! » (..... ) « Eh bien, Monsieur Polper, je suis heureux de rendre service à un compatriote. Pour un débutant, vous conviendrez qu’avoir son nom sur une affiche où figure celui de Grock, ce n’est pas si mal et vous fera une réclame du tonnerre. Et puis, ce ne sera pas sur une seule affiche que vous aurez votre nom mais sur deux, oui, sur deux, car je voudrais que vous en fassiez une deuxième, un portrait en buste, Grock et Adrien Wettach ensemble ! »
Polper
Source : Journal du Jura, 29 août 1980
« Qu’il est difficile de deviner, sous le masque du clown auguste, le visage de l’homme de la ville ! Ma surprise fut presque totale de me trouver en face d’un monsieur sérieux en diable, attentif, volontaire et exigeant, portant lunettes d’écaille, costume de gentleman et nœud papillon ! »
Polper
Source : Journal du Jura, 29 août 1980
SUR LA CORDE RAIDE...
par Grock
Note de swissart : "Grock" est le nom d’artiste d’Adrien Wettach
Le jeune Wettach a été sollicité, par Louis Bourquin, « athlète et danseur de corde connu de tout Bienne », de l’aider pour un spectacle en soirée à la place du Marché-Neuf.
On était à la fin de mai. Une soirée rafraîchie succédait à un après-midi orageux. Les préparatifs de la représentation au vu de chacun, et la nouvelle qui en avait couru, attirèrent, bien avant l’heure, un nombreux public. A la hauteur du troisième étage, la grande corde à peine visible reliait des deux côtés de la place l’Hôtel Schweizerhof au café du Jura. Partout dans les maisons éclairées de haut en bas, les spectateurs s’entassaient aux fenêtres. A ce moment suprême, on s’aperçut que le filet de sécurité était inutilisable. Bourquin devrait donc passer la grande corde sans filet. Nous étions dans une vague remise de planches qui nous servait de loge. Et Bouquin, ayant passé son scintillant maillot, tremblait sur ses jambes maigres. il éclata :
« Je ne Feux pas, je ne veux pas i J’ai un trac épouvantable. Vas-y, toi, Wettach, vas-y ! »
« Tirons au sort. »
J’avais dit « face »... Et quand l’écu helvétique retomba sur le sol, c’est l’Helvétia qui me sourit... j’allais donc monter sur la grande corde sans filet... Le lourd balancier en mains, je gravis les trois étages du Schweizerhof. Je revois aujourd’hui encore cette chambre d’hôtel meublée de peluche rouge. Aux murs, deux lithographies en couleurs, des portraits des souverains allemands et Victor-Emmanuel, le vieux. Des gens se tenaient dans la chambre, mais personne ne parla. Ils l’eussent désiré pourtant, je le sentais, mais s’en trouvèrent incapables. Quelqu’un, qui m’avait suivi, entra derrière moi, me prit le bras : « Es-tu fou ? Tu te casseras la tête ! »
J’étais calme, intérieurement aussi.
Une seule pensée : que faire en cas de danger ? Jeter le balancier, empoigner la corde…
Debout sur la fenêtre, je regardais la scène en bas, sur la place. Le podium éclairé au pétrole, découpait une tache brillante au milieu d’une mer de têtes humaines.
« Tendez, tendez par tous les diables, criai-je aux deux aides chargés de contrôler la tension de la corde. »
Elle semblait fort solidement attachée et son extrémité s’enroulait au pilier de fer de l’escalier. Les deux gaillards, émus comme des novices, pâlissaient d’inquiétude : l’un d’eux, même, tremblait des genoux et dut s’asseoir. En avant ! Un bref instant de crainte vite surmontée. Le balancier pointe hors de la fenêtre, je le tiens horizontal, puis l’un après l’autre, sans hâte mais plein d’assurance, je pose et repose mes pieds sur la corde. Ah ! ce parfum des jasmins montant des jardins tout proches... Je le sens encore. Mais depuis ce soir-là, je ne l’aime plus, il présage des catastrophes. A la hauteur où je me trouvais, j’apercevais la campagne par-dessus les toits. Nuit étoilée. Très loin, au bas du ciel, l’orage de l’après-midi se retirait. Et telle était sur moi l’emprise de ce moment, que je ne réalisai qu’après coup la présence, dans le lointain, d’une tour qui tantôt s’illuminait et tantôt s’éteignait. Un hanneton bourdonnant s’en vint heurter ma joue. Mais d’une allure élégante, le pied sûr, je m’étais avancé jusqu’au milieu de la corde. Je sentais monter jusqu’à moi la sympathie des spectateurs, plus rien ne m’effrayait. Léger, de plus en plus léger... ce n’était plus sur une corde que je m’avançais périlleusement. Comme un somnambule qui garde son merveilleux équilibre, je planais sur l’abîme, heureux comme je ne l’avais jamais été.
A cet instant, j’osai l’impossible : au lieu de poursuivre mon chemin, je me retournai... Aussitôt un murmure d’inquiétude monta vers moi. Mais halte ! quelque chose ne va pas. La corde vient de céder légèrement. Autour de la place, les fenêtres béantes ressemblent soudain à des gueules ouvertes vertes d’effroi...
La corde cède encore, elle s’incurve. Que se passe-t-il ? Il y a un instant à peine, je dominais l’univers en esprit et en chair. Quelques secondes seulement, et me voici ramené piteusement au sentiment de ma faiblesse. Où suis-je ; qui suis-je ? Mon assurance m’abandonne, le danger est là... je vacille, plus rien ne tient. Mon balancier a battu l’air. Au-dessous de moi, la foule en fuite envahit le podium, renverse les chaises. Une fenêtre se ferme brusquement. Un cri perçant ! Autour de moi, la nuit et ses lumières, les arbres, les maisons tournent, tournent... Mais déjà, j’ai saisi la corde à deux mains comme dans un étau. Le coup du bon danseur de corde qui doit être capable de se sauver lui-même ! Et lentement, méthodiquement, une main après l’autre le long de la corde, je franchis la distance qui me sépare de l’autre côté de la place. La foule au-dessous de moi m’accompagne, et lorsque enfin quatre bras solides m’ont hissé à nouveau dans la chambre d’hôtel, je suis en danger d’être écrasé de joie... L’escalier est emporté d’assaut, je suis hissé sur des épaules, amis et inconnus portent en triomphe sur la place le héros de cette nuit fantastique,
Grock
Source : Journal du Jura, 29 août 1980
BIENNE BABEL HELVETIQUE
par Grock
Bienne est unique parmi les cités de l’Europe. Elle a beau n’être que le centième d’une capitale comme Berlin, elle est un monde aussi. Nulle part n’ai vu, dans des limites aussi restreintes, ce qu’on trouve à Bienne. Sa population est composée aux trois cinquièmes de Suisses allemands, le reste est welsche. Les écoles ont des classes dans les deux tangues ; on parle français et allemand au Conseil municipal, et dans les églises, le sermon de neuf heures est en allemand, celui de onze heures en français. Les pompiers exécutent des manoeuvres commandées dans les deux langues. Tout Biennois authentique parle naturellement le français et l’allemand. Le Suisse allemand met au français un accent traînant, dont la grâce évoque la danse de l’ours, et le Suisse romand traite les sons gutturaux du patois bernois comme s’il suçait une pastille entre ses dents. Cela ne les empêche pas de vivre tous en parfait accord, et de bénéficier d’une prospérité réjouissante.
Pour être des Suisses authentiques, les Biennois n’en sont pas moins différents des autres. Leur réputation de gymnastes et d’instrumentistes ne se discute pas. Mais ils passent pour les Confédérés les moins rangés. Quand on a dit d’un Suisse qu’il est Biennois, ses compatriotes aussitôt se réservent, se font prudents...
La ville sert de patrie et de lieu de rassemblement à tous les forains du pays. Depuis des générations, les Hipleh, les Waiffenbach, les Wallenda, les Leilich promènent leurs carrousels, tirs-pipes, musées de cire et phénomènes dans toutes les foires entre Nancy et Innsbruck. Tous sont du nid biennois. Bienne, cité suisse, passe auprès des autres pour la moins distinguée du pays. Tout ce qui choque les gens bien pensants, tout ce qui personnifie l’insécurité, l’incertitude du lendemain, a trouvé abri à Bienne. C’est dans cette ville, grandie sous une étoile vacillante, que vint s’installer ma famille. Pleins de confiance et sûrs de l’avenir, comme à notre habitude, nous y commençâmes une nouvelle étape de notre vie.
Mon père avait acquis dans cette ville un café, à l’enseigne du « Petit Paradis », Pour nous, enfants, cette nouvelle maison fut réellement un petit paradis. Une véritable forêt de marronniers lui servait de jardin et, menant à la ville, la plus belle des allées, le Pasquart, alignait des centaines de marronniers énormes, deux fois séculaires. Derrière notre maison, le Jura surgissait brusquement, et après l’escalade de quelques rochers, nous nous trouvions en plein bois, parmi les ronces, les framboisiers et ces blocs erratiques apportés jadis des Alpes par les glaciers mouvants.
De l’autre côté de la maison, on traversait d’abord la voie ferrée, puis un sentier à travers champs descendait parmi les saules aux bord du lac, mon cher lac de Bienne. Sur la rive opposée, la grosse tour du château de Nidau dressait sa menace, puissant symbole de la force de Berne. Mais sur l’autre rive, tout au long du sombre Jura, le vignoble déployait comme une armée ses cent mille ceps, qui donnent le meilleur vin du monde, le meilleur pour moi, parce qu’il est sorti de ce sol où j’ai vécu, où je vis encore en pensée. Qu’il était différent de l’actuel, ce Bienne de jadis ! Aujourd’hui, c’est une grande commune à la page, toute peuplée de gens tous pareillement embourgeoisés, comme le veut notre époque. Au temps dont je parle, la petite ville était ce qu’elle était, avec son aristocratie de naissance et celle de l’argent. Pour nous, ces demi-dieux vivaient strictement à l’écart, et ils nous apparaissaient dans leurs belles demeures patriciennes, inaccessibles et romantiques. C’était là un monde en miniature, une pyramide avec une base et un sommet, ainsi qu’il se doit. Il offrait plus de sécurité, un abri plus réel que celui d’aujourd’hui, car chacun y avait sa place et s’y tenait. J’ai décidément peu changé depuis mes jeunes années. Aujourd’hui encore, je ne me sens vraiment à l’aise que là où il y a un haut et un bas.
Les jours de grande fête, à Bienne, n’étaient ni la Noël, ni l’anniversaire de la Confédération. Ceux du Carnaval, par contre, m’ont toujours paru comme faits exprès pour les Biennois. Deux jours durant, l’armée des masques tenait la ville. Sur la place du Marché-Neuf, la grand-place, se dressaient, ô délices ! les baraques rutilantes aux noms familiers, trépidant au vacarme des orgues mécaniques, avec leurs monstres et leurs phénomènes, et décorées de ces « catastrophes de l’année », fresques peintes à l’huile, effrovables et belles…
Grock
Source : Journal du Jura, 29 août 1980
GROCK & CHARLIE CHAPLIN
Témoignage de Grock
En mars 1931, je donnais une série de représentations à Marseille quand, le soir de la première, mon impresario vint me voir tout excité :
Charlie Chaplin est dans la salle !
Il était à Alger. Apprenant par le journal que vous alliez jouer à Marseille, il a pris le premier bateau pour la France. Charlie Chaplin et moi, nous nous sommes connus à Birmingham, en 1912 Chaplin qui, à l’époque, appartenait à une troupe de mimes, la compagnie Fred Carno tenait avec talent le rôle de l’enfant terrible. C’est avec cette troupe qu’il partit pour les États-Unis où, un peu plus tard, le célèbre comique américain Fatty lui proposa de tenir - gratuitement - un rôle dans un de ses films. Tels furent les débuts obscurs d’une carrière triomphale.
Je n’ai, je l’avoue, jamais beaucoup apprécié le cinéma, mais les films de Chaplin m’ont toujours passionné. A mes yeux, Chaplin n’est pas une vedette de l’écran ; il est infiniment plus que cela : l’art de l’écran personnifié, le magicien qui, en dépit des progrès accomplis par l’art cinématographique, n’appartient ni au passé ni au présent. Chaplin est un symbole. Son coeur et son esprit ont contribué à façonner le personnage de Charlot, ce génial vagabond dont le prestige s’exerce sur le public populaire comme sur celui des snobs. L’art de Charlie Chaplin, profondément humain,agit sur les enfants et sur les adultes. Grand comique, Chaplin est aussi un grand tragédien ; lui seul connaît l’exacte limite qui sépare le rire des pleurs.
On s’est souvent demandé quelle était l’origine du personnage de Charlot et de sa petite moustache ; cette question a fait couler beaucoup d’encre. La réponse est toute simple : pour Chaplin comme pour moi, le hasard a bien fait les choses.
Le jour où Fatty confia un rôle à Chaplin, il lui donna un costume beaucoup trop grand pour lui, le costume du futur Charlot. Chaplin, de son côté, eut l’idée de s’affubler d’une petite moustache. Mais ce serait une erreur de croire que c’est le costume de Charlot qui a fait la célébrité de Chaplin. Ce serait nier la personnalité de ce dernier. C’est Charlie Chaplin qui a rendu célèbre le costume de Charlot.
En apprenant que Chaplin se trouvait dans la salle, je ne me senti, plus de joie. Le fait qu’il eut traversé la Méditerranée pour me voit me flattait. A peine étais-je entré en scène que je l’aperçus, assis à l’orchestre, parmi les spectateurs.
J’ai toujours considéré le public comme ma seconde moitié, la première étant, bien entendu, ma femme. Mais, ce soir-là, à Marseille, j’oubliais le public pour ne plus penser qu’à Chaplin ; il représentait, à lui seul, « le » public. Lui et moi, nous avons certes travaillé dans des sphères différentes, mais nous avons pourtant bien des choses en commun.
C’est seulement ce soir-là, en voyant Charlie Chaplin rire aux larmes, que j’ai compris ce dont j’étais capable. Il riait si fort que son hilarité se transmit aux autres spectateurs. La salle riait à gorge déployée et moi-même, sur la scène, j’avais beaucoup de mal à garder mon sérieux.
La représentation terminée, Chaplin vint me voir dans ma loge ; il s’assit près de moi et me dit :
« En admettant, comme on le dit, que je sois le meilleur comique de l’écran, vous êtes, vous, le meilleur comique de la scène. Il y a bien longtemps que je n’avais pas autant ri que ce soir. Mais vous avez sur moi un avantage : votre public réagit immédiatement alors que moi, je suis obligé d’attendre pour savoir si je suis drôle. »
Surtout, ajoutai-je, quand on a un public tel que vous. Votre rire est communicatif ; il s’est transmis à toute la salle.
Charlie Chaplin me regarde avec malice :
« Bref, en matière d’applaudissements, on peut presque dire que vous travaillez au comptant et moi à crédit ! »
Et, souriant, il ajoute :
« II est vrai que mes films coûtent plus cher... »
II m’aida à mettre mon manteau et, à mon tour, je déclarai :
« Si, plus tard, je rédige mes Mémoires, je n’oublierai pas de raconter qu’un jour Charlie Chaplin m’a servi d’habilleur ! »
Source : L’Illustré, (date manquante)
DE TELS HOMMES
Grock par Fernand Gigon (texte au format pdf) :